Kiki vue par A.S. Tschiegg

Elle le dit à la première ligne de la première page de son premier livre publié :

« je suis dans le ET, pas dans le OU. C’est pas une fois ceci et une fois cela. C’est ceci et cela, en même temps. C’est pas tout à fait l’ambivalence. C’est la simultanéité. »

Ainsi :

Elle écrit et dessine comme elle parle : vite.

Elle brode comme on brode : lentement.

Elle danse/bouge/se déploie lentement. Et parfois très vite.

Alors :

Au premier regard, ses broderies colorées, minutieuses, l’inscrivent dans la pure lignée féministe, celle qui depuis les années 70 détourne la tradition des travaux d’aiguilles en donnant à voir le plus intime. « Personal is Political ». Et comme le regard est ainsi fait, il se pose généralement d’abord sur le phallus, fascinus, brodé sur un coton sans cadre par zones chamarrées. Parfois même ça éjacule. Mais là, à côté, même échelle, pareil : l’oeil, le poumon, le clitoris, et ça c’est quoi ? une cellule de l’oreille elle dit, et là le rectum… C’est un inventaire qui abolit les hiérarchies et qui présente une classification équitable, sorte de table de Mendeleïev anatomique qui dit qu’ici ça n’est pas le génital qui fait Loi. Là où l’on flairait l’immoralité canaille, il y a une calme amoralité somptueuse qui met côte à côte les genres, les acceptions, les oui et les non.

A la mutation qui a vu la société passer d’une économie psychique organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition et l’injonction de la jouissance, Kiki de Gonzag s’oppose tranquillement, se paye le luxe de la liberté la plus haute, celle qui n’écoute que son désir, loin de toutes les dominations autoritaires. Jouit ou ne jouit pas qui veut, suce qui peut, elle se fout des sommations, ne répondra pas au diktat. Nomme ce qu’elle ne veut pas.

Ça n’est pas hurlé-poing-gauche-levé mais parfaitement articulé : non merci.

Ailleurs :

La musique commence, répétitive, Kiki se déplie, roule, se ramasse à nouveau, glisse, rampe. Souvent le corps est entravé par le costume qu’elle a créé pendant des mois, déformé par des boursouflures de tissus, des gangues, des organes surdimensionnés, les bras se rallongent, touchent le sol, humain trop humain, c’est tous les genres, c’est l’animal, c’est l’archaïque, c’est le vivant. Le spectateur est hypnotisé. 

Et aussi :

la petite robe vichy rose est suspendue. Elle dit l’innocence comme toutes les petites robes vichy rose. Mais. Des sexes d’hommes, des queues, des bites, simplifiées comme en graffitis qui pourraient elles aussi dire une forme d’innocence sans menace, ces sexes donc, ces queues, ces bites simplettes en tissus fleuri rembourré, envahissent, colonisent la petite robe en vichy rose, la lestent, l’alourdissent, l’immobilisent, l’une après l’autre, coup après coup, la pétrifient. Fin de l’innocence. Fin de partie. 

C’est donc affaire de corps, de consentement et de sublimation. L’œuvre se tisse depuis une dizaine d’années d’un médium à l’autre, d’un rythme à l’autre, muette ou tonitruante selon ce qui-doit-être-dit.

En femme de sa génération Kiki de Gonzag fait très naturellement siennes les grandes préoccupations du moment : la domination du patriarcat, l’éducation genrée, les questions environnementales, elle y répond comme elle respire, profondément, de plein fouet.

On la dit crue mais c’est sans affectation ni tabous, elle fuse droit au but et oui, elle a du vocabulaire.

De cette posture frontale et naturelle se dégage une sorte de vertige spéculaire, une sollicitation immédiate pour le regardeur ainsi regardé. La prise de parole de l’artiste se double tout à coup d’une place vacante. 

On s’y cale.

L’œuvre écoute. 

AS Tschiegg

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